Tempête
Dernière mise à jour : 3 mars 2024
SECOUÉ PAR LES FLOTS
C'est la première matinée du mois de décembre. Le ciel descend jusqu'au sommet des silos de la zone industrielle que j'aperçois depuis les quais sales du port à sec de Navy Service. C'est là qu'est parqué Pepa depuis quelques semaines, en cale sèche. Port Saint-Louis du Rhône n'a d'élégant que son nom. Et pourtant, il aurait tout à offrir aux curieux qui osent s'y aventurer : la Camargue qui l'enserre, le Rhône qui rejoint enfin la mer Méditerrannée après 812 kilomètres d'un paisible voyage à travers la Suisse - pour un tiers - et la France. Et dire qu'il y a un peu de nos montagnes dans les eaux de la bouche de ce fleuve... L'image est belle et c'est à ce type de pensée que je m'accroche pour tenir ici-bas. Comme d'ailleurs celles qui poussent souvent mon regard vers cet horizon que je ne tiens plus de rejoindre après ces mois de préparation et d'attente. La grande aventure commence aujourd'hui.
Cela fait à présent de nombreux jours que nous œuvrons avec Peter pour que le bateau soit prêt pour ce long voyage. Entre-autres, nous avons intégralement poncé la coque sous la ligne de flottaison et passé deux généreuses couches d'antifouling, une peinture qui freine la prolifération de parasites sur la carène tels que les algues et coquillages. Nous avons installé de nombreux nouveaux systèmes électroniques utiles à la navigation, remplacé l'échangeur de chaleur du moteur dont on a également fait une complète révision. Le désalinisateur est en place et permettra de produire 150 litres d'eau douce par heure lorsque cela s'avèrera nécessaire. Ce qui pouvait être graissé, resserré et ajusté n'a pas - je l'espère - échappé à notre vigilance. Depuis notre dernière traversée en Méditerranée, de l'eau s'infiltre régulièrement dans le compartiment situé à l'avant du bateau, là où la chaîne de l'ancre, tel un long serpent d'acier côtoie le Spinnaker et le Gennaker, deux voiles que l'on utilise par faible vent arrière, un peu à la manière de cerfs-volants. Luc, le soudeur, a fait de son mieux pour rendre cette chambre étanche aux intempéries. Il en a également profité pour changé la trappe de pont qui permet d'y accéder et soudé quatre nouveaux chandeliers pour accrocher les filières du bastingage, endommagés lors d'un accident il y a quelques mois.
Toute cette manutention prend un temps fou, rien n'est facile d'accès. Il faut se glisser dans de petits espaces sombres et sales, la lampe clouée sur le front. Surtout, ne pas faire tomber les petites pièces qui auraient vite fait de rouler dans les abysses inaccessibles de la coque, même en utilisant le bras téléscopique aimanté pour tenter un ultime sauvetage. On ne peut jamais être prêt à cent pour cent m'a-t-on dit... Et puis, il y a toujours à faire sur un navire. Alors, puisque les conditions météorologiques* semblent favorables, le départ est prévu en milieu de journée.
Il est exactement 12h57 lorsque je détache le dernier fil qui me relie encore à la terre ferme et symboliquement aux souffrances que je souhaite abandonner là, une bonne fois pour toute, sur les docks de Port Saint-Louis du Rhône. Il fait froid et l'air est humide. En témoignent les bancs de brouillard qui s'éfilochent à tout ce qui ose tendre vers le ciel. Nous longeons le bassin des Tellines puis le canal qui mène à la mer. La visibilité est mauvaise, elle requière toute notre attention pour trouver la sortie de ce labyrinthe et éviter de se retrouver dans la même posture que ce voilier que nous apercevons, échoué sur les rochers, dont seuls les mâts émergent encore de l'eau vert-marron et laiteuse. Je dois soudain rappeler à ma mémoire toutes les notions que j'ai apprises lors de mes récentes formations de skipper : couleurs et signification des bouées, règles de priorité, techniques de navigation et de voile. J'ai tellement été occupé ces dernières semaines que j'en ai presque oublié de réviser.
Il y a de la houle, la mer se creuse mais sa surface demeure lisse. Nous sentons tous les deux les premiers signes du mal de mer, typique par ces conditions où ses mouvements s'infiltrent insidieusement dans l'organisme. Les vagues qui se découpent avec plus de franchise ne produisent pas le même effet. Je fixe l'horizon et finis par m'y faire. Ce n'est pas le cas de Ginger, la chienne de Peter, qui halète et ne semble pas très sereine. Soudain, à une cinquantaine de mètres à babord, quelque chose semble fendre la surface. Une éclaboussure, un aileron puis un corps profilé qui jaillit dans les airs. Puis d'autres, et là encore un ! Aucun doute, c'est un banc de thons qui certainement tente d'échapper à un mytérieux prédateur. Malgré toutes les heures passées en mer, Peter n'a jamais rien vu de tel. Je crois pouvoir affirmer que je suis le témoin privilégié d'un phénomène rare.
Il est à présent seize heures. La luminosité qui baisse nous rappelle que l'hiver approche à grands pas. Nous organisons les quarts de veille. Je prendrai les quatre heures qui vont suivre, Peter les quatre suivantes et ainsi de suite jusqu'au petit matin. À présent, il n'y a plus que la mer, le ciel et un horizon à 360 degrés. Bercé par les vagues et par mes pensées, mon attention s'attarde soudain sur une ombre qui fend mon champ de vision. Je crois un instant rêver mais je réalise rapidement qu'il s'agit d'un petit oiseau. Unique refuge pour reposer ses ailes si loin des côtes. Trop épuisé pour les rejoindre, il décide d'y prendre ses aises. Loin d'être timide, il s'approche de moi. À quelques mètres d'abord, puis ce sont des centimètres qui nous séparent. Nous nous apprivoisons du regard, il s'approche encore. Il se pose sur mon bras et piaille timidement. Qu'a-t-il à me dire ? Est-ce l'annonce de ce qui va suivre ? Je l'ai surnommé Micky, allez savoir pourquoi ! Je suis heureux d'avoir ce petit compagnon de fortune. 20h30, Pierre n'est toujours pas de retour. Il est temps qu'il prenne le relais, j'ai besoin de dormir un moment, à mon tour. Ginger qui soudain jaillit hors de la cabine fait fuir mon petit ami qui semble avoir trouvé un refuge dont lui seul connaît l'emplacement. À moins qu'il ait trouvé le courage pour s'en aller à tire-d'aile. Je le saurai bientôt.
Je m'allonge enfin dans ma cabine, confortablement emmitoufflé dans mon duvet de plumes. Je finis par m'assoupir. De mon sommeil se détache soudain un grondement, un sourd fracas. Je sens une pression qui s'accentue sous la plante de mes pieds. Il me faut quelques instants pour réaliser que quelque chose d'inarrêtable est en route. Mon corps n'est plus à l'horizontal, il est entre la position couchée et debout. J'entends le vent siffler à l'extérieur, les affaires qui se déversent de tous les placards situés à tribord et Peter qui hurle à présent à l'extérieur et qui cogne contre les parois extérieures de ma cabine. Je me change aussi vite que possible mais dans ces conditions c'est très difficile et pénible. À tout moment je risque moi aussi d'être projeté contre les parois intérieures de ma cabine. Je trouve non sans mal la sortie et rejoins le cockpit. C'est à cet instant que je comprends véritablement ce qui est en train d'arriver. On est en pleine tempête !
Peter tient la barre et hurle. Il me demande de me dépêcher. La quille du bateau est parfois presque hors de l’eau, il prend des angles insensés. Des paquets d’eaux inondent le pont et j’aperçois des vagues immenses qui se gonflent à tribord. Elles doivent atteindre les cinq mètres, au moins. La pluie crible les vitres de l’abri extérieur dans lequel nous nous serrons. Nous affalons la grand-voile et replions le génois. Il ne reste que quelques mètres carrés de voile et pourtant, nous frôlons encore les dix noeuds. Solidement attachés au bateau par les sangles que nous avons sur notre gilet de sauvetage, nous savons à présent que la nuit va être longue et éprouvante. Ginger n’est pas bien et Peter a le mal de mer. Il décide d’essayer de la rassurer à l’intérieur. Couché à même le sol de sa cabine, il y restera presque toute la nuit. J’assure alors seul la surveillance, pendant de longues heures dans un froid qui me gèle les os. L’intérieur du bateau est sens dessus dessous. Impossible de rajouter une couche dans ces conditions ni même d’ailleurs d’aller aux toilettes. Mais le bateau tient le coup, il est impressionnant de résistance malgré les vagues qui se fracassent contre la coque. L’anémomètre indique des rafales à presque quarante noeuds mais nous réaliserons plus tard que ces données étaient incorrectes à cause d’un dysfonctionnement. Il a soufflé bien plus fort. Il vaut peut-être mieux ne jamais savoir la vitesse du vent que nous avons dû combattre. Si on se fie aux données que l’on a eues, c’était un coup de vent, soit une force huit.
Le vent se calme enfin et la mer aussi. Le ciel se dégage. L’aube pointe à l’horizon et les premiers rayons s’étirent timidement. Je suis épuisé mais nous sommes sains et saufs. Malgré la violence de cet événement, il aura au moins eu le mérite de nous mettre à l’épreuve. Nous savons à présent ce que nous pouvons endurer même s’il y a peu de chances que nous vivions pareille épreuve à l’avenir. Le golf du Lion n’a pas failli à sa terrible réputation. Sacrée mise en bouche !
Le ciel révèle toutes ses nuances de bleus, la mer scintille. Toutes voiles dehors, nous reprenons un rythme de croisière. Couché à même le bois, à l’extérieur, je m’effondre de sommeil. C’est l’odeur du curry que Peter fait mijoter et le froid qui me mordille gentiment les épaules qui me sortent de mes rêves. Après ce bon repas chaud, nous remettons de l'ordre à l'intérieur du bateau. Micky avait finalement trouvé refuge à l'intérieur, derrière un sac de voiles, mais lui n'aura pas survécu à cette tempête. L'océan sera sa dernière demeure.
Barcelone est en vue ! Je distingue petit à petit les tours tout juste dévoilées de la Sagrada Familia qui pointent majestueusement vers le ciel. Et dire que sa construction initiée par Gaudí se poursuit depuis 1882. Épuisés, nous décidons finalement d’y faire escale. Ça sera aussi l’occasion de remettre en ordre le bateau et d’effectuer les quelques réparations qui s’imposent. De toute manière, les conditions de vent ne semblent pas favorables pour les jours suivants.
Plus de vingt-quatre heures après notre départ, on accoste à la Marina Port Vell, au pied des fameuses Ramblas. Autour de nous quelques dizaines de super yachts qui rivalisent de démesure. Et nous, ébouriffés imposteurs qui parvenons à négocier une place à moindre coup, à la gasolinera de la marina. Je mesure le privilège que j’ai d’être là en ce instant, d’avoir rejoint Barcelone par la mer et suis soudain gagné par les émotions. La dernière fois que mes pieds ont foulé ces pavés, c’était durant le seul voyage que nous avons fait, ma sœur mon frère et moi, avec notre chère maman. Un bonheur simple. Le calme après la tempête.
*C'est bien de vent que l'on parle ici. Qu'il pleuve ou qu'il neige peu importe, on a besoin de son souffle pour fendre la mer.
Bonjour Benoit (Shino) , Quel plaisir de pouvoir partager cette aventure avec vous . J'ai déjà le mal de mer et la peur au ventre en lisant tes récits : La Mer est un élément si puissant de notre belle nature mais elle me panique et je préfère le "plancher des vaches " . Bon courage mon ami , Je ne doute pas que tu trouveras la force de chasser ces démons qui te hantent ... Mes amitiés à Pierre et un gros câlin à Ginger . A plus tard .
Un immense merci mon grand pour ton récit plein de réalité qui m'a fait vibre et prendre part un tout petit peu de manière remarquable des beautés, des difficultés et des réalités quotidiennes d'un tell projet.
Belle continuité à tous les deux et au très grand plaisir de te lire 👌👋
Le Glaude
Un grand plaisir de lire tes folles aventures Bentès ! Quel courage de braver de telles conditions météorologiques... en même temps, difficile d'y échapper.
Je me réjouis de lire les prochains articles confortablement assis dans mon canapé... 😀 C'est plus rassurant !
Le Guilles
Incroyable ton blog Benoît !!! Merci pour tous les détails croustillants !!! On se réjouis de voir la suite !!! T’es rentré dans la cours des Grands !!! Bon voyage !!!
Et bien c’est un sacré départ ça ! incroyable de te lire c’est passionnant, merci de ce partage tu me fais voyage, j’adore. j’ai cru comprendre qu’il y a une suite à cette aventure tempétueuse j’espère que comme cette première tempête surmontée, la seconde ne sera qu’un caillou de plus dans ta chaussure que tu enlèveras sans trop de mal 🙌
Johan